FRAGMENTS D’HUBERTUDE
il y a 14 années
De mes quelques rencontres avec Hubert, j’ai gardé l’idée que si un peintre avait dû faire son portrait, il n’aurait pu s’appeler Bouguereau ou Ingres : seul un impressionniste, ou mieux, un cubiste aurait fait l’affaire. Portrait éclaté, en mosaïque; image de kaléidoscope. Une gueule à briser les miroirs, style « 78-98 ». Impossible de clamer « Ecce Homo » : voici seulement quelques pépites, glanées au tamis de ma mémoire.
Première rencontre en 97, déjà…. L’artiste, cuir noir et lunettes fumées, magnifique d’élégance rock, semblait sortir d’une séance photo pour la pochette de « Fragments d’hébétude ». Au milieu de la foule, il n’est pas tout à fait là. Emane de lui une sorte de sombre aura, qui maintient à distance. En professionnel, il joue le jeu du « service après vente ». Je comprends alors qu’Hubert ne s’offre pas : il se mérite. Affaire de pudeur, antidote à « la vulgarité des extravertis ». Lorsque, plus tard, nous parlerons de sa propre rencontre avec Léo Ferré, il me dira : « j’étais pétrifié ». Je crois voir de quoi tu parlais, Hubert.
Mais dès la confiance installée, tout va très vite. Le saturnien devient solaire. Il parle, il parle, il parle, bondissant de sujet en sujet, volubile, passionné, souriant, incroyablement chaleureux.
Aimanté par ce regard bleu acier qui transperce l’âme, je l’écoute voyager tour à tour dans la littérature américaine, la philosophie de la période hellénistique, l’univers des voitures, l’histoire du blues, des souvenirs de tournée, quelques mots sur les Doors, un exposé très complet sur la Franche-Comté au XVIIème siècle, etc. ! De temps à autre, je lance un nom, je pose une question, histoire de remettre un jeton dans la machine, et le voilà reparti. Je goûte chaque instant comme ce Château-Chalon (« à 13° ») que nous buvons ensemble. Je regarde Hubert comme filmé par Sautet. Des bouffées de souvenirs adolescents me remontent des profondeurs. Je nous revois, mon ami fusionnel de l’époque et moi, dans cette voiture glacée par l’hiver picard, cette voiture que la musique d’Hubert et quelque mauvaise bière transformaient en tapis volant, disséquant chaque mot, échafaudant mille hypothèses sur ce que pouvait bien être le type qui écrivait des choses pareilles. Et le voilà en face de moi. Décidément, ça valait le coup de survivre.
En sortant des loges, vers la 27ème heure, je ne savais plus très bien si c’était dans le ciel ou dans ma tête que scintillaient toutes ces étoiles.
Une telle densité humaine attire, forcément. La brillante obscurité des textes laisse perplexe et fasciné. Alors quand on a la source à portée de question, on est tenté d’y aller chercher des clés. Un soir, après un concert, emporté par mon désir de grappiller quelques pièces supplémentaires pour mon puzzle, j’ose : « De qui parles-tu dans « Un automne à Tanger » ? ». Hubert ne répond pas. Connement, j’insiste. Son visage se ferme, son regard se durcit. Il me répond sèchement : « D’un mec qui est mort ». J’avais franchi la ligne jaune.
L’animal Thiéfaine marche à l’instinct. Son esprit-scalpel semble comme porté par une hypersensibilité toujours en éveil. Son rapport au monde est éminemment intuitif. Il « sent » les gens. Lors de notre deuxième rencontre, dans les coulisses de ce cirque d’Amiens qui voit généralement passer d’autres fauves, Hubert planta son regard dans le mien et dit : « Toi, tu aimes « Dernières balises ». Même si je suis incapable d’établir une hiérarchie entre ses albums, j’étais bien obligé de reconnaître que j’ai toujours eu une tendresse particulière pour celui-là. Rien de ce que j’avais pu dire ne le laissait transparaître. Et pourtant, il le savait.
Pour quelqu’un comme moi, que sa formation-déformation conduit à privilégier la raison et le concept, c’est un motif d’étonnement toujours renouvelé. Même dans le rapport délicat qu’il entretient avec la politique, Hubert voit toujours, ou presque, l’homme avant l’idéologie. J’en veux pour preuve le récit qu’il m’a fait de sa rencontre avec André Santini, maire de la ville où il jouait ce soir-là. La bonhomie joviale et spirituelle du personnage politique avait visiblement séduit l’artiste. Nous nous délectons un moment de ses bons mots et notamment de l’inoubliable : « Mgr Lustiger n’a rien compris au préservatif, il l’a mis à l’index »! Et Hubert de conclure : « Dommage qu’il ne se présente pas du côté de chez moi, au moins, je saurais pour qui voter ». J’étais sidéré.
Pas de grille de lecture, pas d’esprit de système, chez Hubert, mais quelque chose de sauvage, une sorte de rage sublimée dans une culture abyssale, le livre mis en rock, comme chez Bob Dylan, Jim Morrison, Lou Reed ou Patti Smith. Sa capacité de révolte toujours intacte ne tolère pas le compromis. Alors que nous parlions de mon métier de professeur de philosophie, j’évoque ce « devoir de réserve » qui m’interdit de confondre mon estrade avec la chaire du curé ou la tribune du militant politique. Il me fusille du regard et lance, presque agressif : « Quoi, tu es prof de philo et tu me parles de devoir de réserve ?! ». L’uppercut me renvoyait dans les cordes de mes contradictions de philosophe fonctionnarisé.
Rien qui ne soit authentiquement artistique, dans cette intégrité. Hubert manifeste une incapacité quasi-biologique à se laisser enfermer dans le rapport pervers de la « star » au « fan ». Un soir de backstage sans mondanités, on fait entrer un groupe de groupies qui attendait depuis un bon moment dans l’espoir d’obtenir un autographe. Les fans se montrent particulièrement énamourés : « Ca fait 15 ans qu’on vous suit », répète en boucle l’un d’entre eux. Hubert, désamorçant par l’humour : « Vous avez de la chance, parce que moi j’ai du mal ! ». Quelques signatures et quelques mots plus loin, une fois le groupe reparti, j’interroge Hubert : « Que ressens-tu lorsqu’ils te regardent comme s’ils rencontraient Jésus en personne ? ». Il me répond alors : « C’est comme si ils me mettaient leur poing dans la gueule ».
Même sentiment ce jour de février 2000 où Hubert a traversé la moitié de la France spécialement pour venir rencontrer les élèves de mon lycée. De bout en bout, il aura été incroyablement disponible, portant une attention constante et sincère à ce que chacun avait à lui dire, se livrant au feu des questions avec une gentillesse et une simplicité qui en ont laissé plus d’un pantois.
Une image, encore. Celle de l’artiste donnant tout sur scène, sous la lumière, avec une énergie, une force, une souplesse étonnante. Puis, quelques temps plus tard, le même, au sortir des loges, dans un couloir un peu glauque, emmitouflé dans son grand manteau noir, fatigué, les traits tirés, craignant le moindre courant d’air comme s’il portait encore les miasmes de la Peste Noire de 1347. Fragile presque. Humain, très humain.
Laurent Van Elslande
, ou une autre vision de la mise en écriture de son réel par L.VE !…
Merci pour nous partager ses souvenirs.
Je vous propose de me contacter sur mon adresse: [email protected]
Respectueusement
Bonjour Laurent, j’admire votre style, ce n’est pas le premier de vos ouvrages que j’ai l’occasion de lire. Comment pourrais-je vous joindre par mail? Merci
Lorsque vous écrivez, lorsque vous racontez votre thiefaine, vous êtes loin du prof de philosophie, mais bien plus près du poète. Une Georges Sand au masculin?